82. MERCREDI : DEUXIÈME JOUR DE VACANCES
Je me réveille en sursaut.
— Quelle heure est-il ? demandé-je.
Mata Hari jette un regard à la fenêtre.
— À considérer l’emplacement de ce soleil, il doit bien être dix heures. Qu’est-ce qu’on fait ?
Nous décidons de rester au lit et de faire l’amour. J’essaie de trouver de nouvelles manières d’emboîter nos corps, de ne pas tomber trop vite dans la routine, mais nos chairs retrouvent des rendez-vous qu’elles seules se sont fixés.
Vers onze heures, nous décidons d’aller déjeuner. Le repas est servi, non pas au Mégaron, mais sur la place centrale où les grandes tables aux nappes blanches sont dressées, offrant fruits, lait, miel, céréales, des amphores de thé ou de café. Et même des petites viennoiseries.
Justement les autres théonautes arrivent, fourbus.
— Alors comment ça s’est passé, hier soir ? demandé-je, plus par politesse que par réelle curiosité.
— Nous n’avons pas pu passer. La Gorgone s’était équipée d’un long bâton et nous frappait. Nous ne pouvions pas nous défendre efficacement en aveugles, regrette Gustave Eiffel.
— Freddy vous a aidés ?
— Bien sûr. Il nous guidait, mais il ne pouvait pas combattre la Gorgone. Notre ami n’est quand même qu’une frêle jeune fille.
— Il faudrait peut-être penser à un système de miroirs, poursuit Georges Méliès… C’est ainsi que dans la légende Persée a pu affronter la Gorgone. Je vais essayer de fabriquer pour ce soir un bouclier-miroir semblable à celui que j’ai utilisé pour neutraliser la Grande Chimère.
— Où est Raoul ? demandé-je.
— Il s’est beaucoup battu hier soir, il doit être épuisé. Il dort sans doute, répond Jean de La Fontaine, le dernier arrivé des théonautes.
Édith Piaf lance à la cantonade :
— Allez, tous à la plage. Demain, c’est fini les vacances !
Un satyre s’approche subrepticement et regarde dans mon bol comme s’il y cherchait quelque chose. Surtout ne rien dire si je ne veux pas subir une nouvelle séance d’écholalie.
— Attention, il y a un satyre, il va tout répéter, dit Jean-Jacques Rousseau.
— Attention, il y a un satyre, il va tout répéter, reprend évidemment l’homme à demi-corps de bouquetin. Attention, il y a un satyre, il va tout répéter.
Deux autres de ses congénères s’empressent de le rejoindre. À quoi peut bien servir cette dinguerie dans le royaume des dieux ?
— Attention, il y a un satyre, il va tout répéter, chantent-ils.
— Ah, zut, j’aurais dû me taire, poursuit l’imprudent.
— Ah, zut, j’aurais dû me taire, répètent en chœur une dizaine de satyres, entonnant presque une chorale.
— Ils ne vont quand même pas répéter tout ce que je dis !
— Ils ne vont quand même pas répéter tout ce que je dis ! reprennent en chant tyrolien une vingtaine de satyres trop contents d’avoir trouvé une victime.
Je fais signe à Mata Hari que le moment est venu de rejoindre nos amis à la plage. Je prends garde de mimer les mots sans prononcer aucun son susceptible d’être repris par les satyres.
Main dans la main, nous rejoignons la plage ouest.
Saint-Exupéry vient me voir et se penche contre mon oreille :
— Tu es prêt pour ce soir ?…
De quoi me parle-t-il ? Ah, oui, le dirigeable avec son vélo.
Je fais un signe d’approbation.
Saint-Exupéry disparaît et je m’étends sur ma serviette. Je me souviens que, lorsque j’étais mortel, je ne supportais pas de perdre mon temps à bronzer sur les plages. Cela me semblait si futile. J’avais même songé : « Travailler me fatigue. Ne rien faire me fatigue encore plus. »
Mata Hari enlève le haut de son maillot et se met sur le ventre pour bronzer sans marque de bretelles.
Je regarde l’horizon. Un insecte vient voleter devant moi. Je tends un doigt en guise de perchoir et je reconnais la moucheronne.
— Bonjour, moucheronne.
La chérubine est agitée de soubresauts jusque dans les extrémités de ses longues ailes bleues aux reflets argentés.
— Je t’aime bien, moucheronne, je n’ai pas oublié tout ce que tu as fait pour moi.
Elle redouble de nervosité. Je l’examine de plus près, et soudain une pensée me traverse l’esprit.
— Nos âmes se connaissent, n’est-ce pas ?
Elle acquiesce de la tête.
— On se connaît d’où ?
Elle essaie des gestes. Je tente d’interpréter.
— De Terre 1. Tu es l’âme de quelqu’un que j’ai connu quand j’étais mortel ?
Elle hoche la tête, soulagée.
— Une femme ?
Elle hoche derechef la tête.
Ainsi cette femme-papillon n’est pas n’importe qui.
— Tu n’étais quand même pas… Rose ? Ma femme.
Je la regarde mieux, elle n’a pas ses traits. Je sais qu’il y a une part de modification lors des changements d’état, cependant un petit quelque chose reste toujours. Ne serait-ce que dans la bouche ou le regard. Rose a été la personne la plus proche de moi et ensemble nous avions multiplié les projets. J’étais allé la chercher jusque sur le continent des morts. Je l’avais vraiment aimée, non pas d’un amour passionnel, mais d’un amour raisonné qui m’avait permis d’avoir avec elle de charmants enfants que j’avais éduqués de mon mieux.
La moucheronne agite la tête en signe de dénégation.
— Étais-tu Amandine ?
Amandine était l’infirmière qui avait accompagné nos premières expériences en thanatonautique. Je me souviens d’une jolie blonde au regard coquin qui avait émoustillé mes nuits de pionnier de la conquête du continent des morts. Si ce n’est qu’elle avait longtemps consenti à ne faire l’amour qu’avec les thanatonautes, et lorsque enfin j’étais devenu moi-même thanatonaute et qu’elle m’avait récompensé à sa manière, je m’étais aperçu qu’elle ne m’intéressait plus.
À nouveau la moucheronne émet un signe négatif De la manière dont elle vibre des ailes je comprends qu’il est important pour elle que je me souvienne.
— Nous nous sommes aimés ? demandé-je.
Son mouvement de tête semble vouloir dire oui, mais il est bizarre, comme si nous ne nous étions aimés qu’à moitié.
— Steffania Chichelli ?
Cette fois, elle prend un air vexé et s’envole.
— Hé ! moucheronne, attends ! Attends, je vais me rappeler.
La femme-papillon est déjà loin. Serait-il possible que ce soit une maîtresse oubliée ? Oh, j’en ai assez de gérer les susceptibilités, je vais me baigner. Mes plaies au mollet piquent un peu mais l’eau salée aide à la cicatrisation.
Je nage au loin pour retrouver le dauphin mais ne le retrouve pas. Mata Hari me propose de faire l’amour dans l’eau. J’ai l’impression qu’elle est insatiable. Dans l’Encyclopédie, Edmond Wells avait noté que c’était l’homme qui jadis avait inventé le concept de « pudeur », pour éviter que les femmes osent exprimer leurs envies d’orgasme. Peut-être que toutes les femmes adorent faire l’amour en permanence et qu’elles ont été éduquées pour ne pas le demander.
Faire l’amour dans l’eau sans pouvoir poser les pieds sur un rocher n’est pas manœuvre aisée. Mais cette difficulté amuse ma partenaire et finit par m’amuser aussi. Finalement j’y prends beaucoup de plaisir ; peut-être reste-t-il en moi quelque chose de dauphin qui ne demande qu’à être réveillé.
Nous rentrons nous sécher.
— Où est Raoul ?
J’ai un mauvais pressentiment.
Mata Hari me rassure.
— Sans doute avec Sarah Bernhardt, dit-elle. Il m’a semblé les voir ensemble hier soir. Il doit dormir, s’ils ont combattu Méduse cette nuit ; connaissant Raoul, il a dû être en première ligne, dit ma compagne.
À treize heures, nous déjeunons de petites saucisses sur des pains grillés et de salades fraîches sur la plage.
Raoul n’est toujours pas là.
Dionysos vient nous annoncer le programme du jour : un grand spectacle à 18 heures puis un dîner-fête à 20 heures.
L’après-midi nous nageons encore. Mais je ne peux m’empêcher de guetter la plage et l’arrivée de Raoul.
Un groupe d’élèves dieux joue au jeu d’Eleusis et je les entends contester la validité de la règle du monde inventée par leur dieu du moment : Voltaire.
— Trop difficile, on ne pouvait pas la trouver, affirme un joueur.
Le Prophète approuve, c’était un mauvais dieu. Voltaire se rebiffe, il traite tout le monde de mauvais joueur. Rousseau, qui jusque-là s’était tu, ne peut s’empêcher d’enfoncer son rival :
— Quand on ne sait pas inventer des règles de divinité trouvables, on se contente d’écrire des romans, là au moins les personnages ne se plaignent pas.
— Ma règle du monde fonctionnait parfaitement, dit Voltaire, c’est vous qui n’avez pas su la trouver.
— Tu as perdu, Voltaire.
Écœuré, le philosophe préfère laisser les autres joueurs continuer sans lui.
— Bon, qui a une idée de règle du monde ?
— Je veux bien essayer, dit Rousseau.
À 18 heures, Raoul n’a toujours pas fait son apparition.
Nous nous retrouvons dans l’amphithéâtre et, malgré mes pensées parasites, je décide d’assister au spectacle tranquillement. Les dieux vont nous interpréter une pièce sur le thème de la légende de Bellérophon.
Pour l’occasion, Bellérophon, un Maître dieu auxiliaire que je ne connaissais pas et dont je n’avais même jamais entendu la légende, joue son propre rôle.
Pégase, exceptionnellement prêté par Athéna, participe au spectacle pour interpréter lui aussi son propre personnage mythologique.
La pièce commence.
Bellérophon (dont le nom signifie « le porteur de dards ») est le petit-fils de Sisyphe. Encore enfant (c’est un satyre qui joue Bellérophon adolescent, il se donne beaucoup de mal pour ne prononcer les quelques tirades de son rôle qu’une seule fois), il tue par accident son compagnon (joué par un autre satyre) puis son frère. Il est exilé chez le roi Proétos (joué par Dionysos) afin d’être purifié de ce double meurtre. Mais l’épouse du roi, Antéia (jouée par Déméter) tombe amoureuse de lui dès qu’elle le voit. Elle tente de l’embrasser mais il repousse ses avances et, offensée, elle l’accuse de l’avoir violée. Colère du mari. Proétos ne veut cependant pas le tuer chez lui, aussi il envoie Bellérophon chez le père d’Antéia, le roi Iobatès, nanti d’une lettre lui ordonnant de tuer le porteur du message. Ça c’est le premier acte. Deuxième acte : plutôt que de tuer lui-même Bellérophon, Iobatès décide de le charger de tuer la Grande Chimère. Ce qui à son avis est synonyme d’une mort certaine.
Mais Bellérophon demande l’aide d’un devin qui lui conseille de capturer et de dompter le cheval ailé des Muses, Pégase, né du sang de la Gorgone.
— Tout se recoupe, murmuré-je à Mata Hari.
— Chut ! soufflent quelques élèves alentour, captivés par cette légende.
Bellérophon passe une bride d’or que lui avait offerte Athéna autour du cou de Pégase. Il enfourche le coursier magique et s’envole dans les airs. C’est alors qu’apparaissent sur scène trois centaures réunis sous une bâche de cuir pour donner l’illusion de ne former qu’un être unique. Ils arborent des masques, respectivement de lion, de bélier et de dragon pour jouer un seul animal à trois têtes : la Grande Chimère.
Bellérophon monte le vrai Pégase et tournoie dans l’amphithéâtre autour du monstre, au grand ravissement des spectateurs. Bellérophon tire ensuite des flèches sans pointe qui rebondissent sur la bâche de cuir, puis il descend, et fait mine d’enfoncer une lance dans la gueule de dragon. Les trois centaures se couchent sur le flanc et l’assistance applaudit.
Mais le personnage de Iobatès revient sur scène et mime l’accablement. Troisième acte. Iobatès imagine d’autres épreuves pour se débarrasser de l’importun. Il le charge de combattre seul ses ennemis, les Solymes, puis les Amazones (interprétées par les Saisons), puis les pirates.
— Ça ressemble un peu à l’histoire d’Hercule, soufflé-je. Finalement les mythologies grecques se copient les unes les autres.
— Chhuuutt, répètent nos voisins, plus agressivement.
Sur scène, Bellérophon vainc les Amazones en tirant des flèches depuis son fougueux destrier volant. Les applaudissements sont moins enthousiastes que pour la mort de la Grande Chimère.
Alors le père d’Antéia appelle Poséidon (joué par Poséidon en personne) et lui demande de provoquer une inondation dans la plaine où se trouve Bellérophon.
Les trombes d’eau sont symbolisées par des planches de bois peintes en forme de vagues tenus par des centaures. Les vagues artificielles avancent en même temps que Bellérophon recule.
Pour l’arrêter, les femmes, jouées par des Heures, relèvent leurs jupes, s’offrant au héros. Mais celui-ci, intimidé, enfourche Pégase et s’enfuit avant que les vagues ne le touchent et ne le noient.
Iobatès est alors pris de doute et clame qu’il se demande « si ce Bellérophon ne serait pas un demi-dieu ». Troublé, le roi décide de demander à Bellérophon sa version du viol de Antéia et, comprenant qu’elle lui a menti, il lui montre le message de Proétos ordonnant qu’on se débarrasse de lui.
En dédommagement de cette injustice, le roi Iobatès lui offre en mariage sa propre fille, Philoné – jouée par une Heure rapidement remaquillée pour la circonstance – ainsi que le trône de Lycie. Mais grisé par son succès, Bellérophon proclame haut et fort son athéisme : « Moi simple mortel, je suis plus fort que les dieux », affirme le héros.
Lorsque les prêtres, incarnés par Sisyphe et Prométhée, lui demandent de retirer son blasphème, il saisit une massue et détruit les colonnes du temple de Poséidon. « Les dieux n’existent pas, dit-il, et je les mets au défi de m’arrêter. »
Alors le téméraire Bellérophon monte sur Pégase et vole jusqu’au sommet de l’Olympe. Il s’invite ainsi à l’assemblée des dieux.
Zeus – joué par Hermès avec un masque à grande barbe en laine –, irrité, envoie alors un taon (interprété par une chérubine) piquer la queue de Pégase. Le cheval ailé se met à ruer et désarçonne son cavalier. Bellérophon chute, atterrit sur un buisson épineux et devient aveugle et boiteux. L’acteur surjoue un peu, pour être bien compris.
Zeus explique alors à l’assistance qu’il veut que cet impudent reste vivant pour que tous, en le voyant, sachent ce qui arrive à ceux qui se croient les égaux des dieux.
Applaudissements mesurés des élèves, car tous nous comprenons qu’à travers ce spectacle c’est un avertissement qu’on nous donne. Un avertissement qu’on pourrait résumer en une phrase : « Restez à votre place, n’essayez pas de vous élever plus vite que ce que les Maîtres dieux ont prévu pour vous. »
Alors que la pièce touche à sa fin, les chœurs de Charités entonnent des chants d’allégresse.
À nouveau le son se coupe progressivement et je n’entends plus rien.
Je retourne à mon silence. Entouré de mon aimée et du public, je me sens encore plus seul. La question qui a bercé ma vie revient, lancinante : « Mais au fait, qu’est-ce que je fais là ? »
Mata Hari, qui sent tout, saisit ma main et la serre fort comme pour me rappeler sa présence. « Quelque chose ne va pas. Il faut s’inquiéter », murmure ma petite voix intérieure. Ma machine à penser se remet en marche.
Soudain ma main broie celle de ma compagne.
— Quoi encore ? s’inquiète Mata Hari.
Les gradins se vident et tout le monde sort pour participer au grand festin sur la grande place.
— Qu’est-ce qui ne va pas, Michael ?
— Assieds-toi et attends-moi. Je vais aux toilettes, dis-je pour qu’elle ne me suive pas.
Sans donner plus d’explications, je déguerpis. Pourvu que je me trompe.